L’impact des interventions nocturnes chez les sapeurs-pompiers : travail de nuit et confrontation à la nuit

La nuit, tout est différent », nous disent parfois les sapeurs-pompiers lorsqu’ils évoquent les interventions de nuit. La nuit est souvent reliée, dans l’imaginaire social, au monde du crime et de la violence. C’est la nuit que les secouristes sont le plus confrontés aux agressions, aux affrontements de dealers, aux violences familiales… Les interventions diffèrent donc la nuit du jour. En outre, l’appel de nuit n’a pas les mêmes répercussions sur l’individu que l’appel de jour, puisqu’il induit un réveil brusque. Mais qu’est-ce qui rend le monde de la nuit si différent du monde du jour ? Le temps de la nuit est-il exclu de la temporalité humaine ? L’espace de la ville nocturne représente-t-il une zone à part ? Et les noctambules, qui sont-ils donc pour créer de l’intervention spéciale ? Quelles sont ces interventions si particulières au monde de la nuit ?

Nous tenterons d’analyser, dans un premier temps, les interventions de nuit et leur impact particulier sur le professionnel de l’urgence en nous appuyant sur les pratiques sapeurs-pompiers. Nous étudierons ensuite la spécificité de la vie urbaine nocturne. Nous poserons enfin la question de la symbolique de la nuit.

 

Travail de nuit : quelles répercussions sur l'efficacité et l'équipe ?

L’intervention de nuit vient faire irruption dans le sommeil des sapeurs-pompiers de garde ou d’astreinte. Ils doivent être opérationnels en très peu de temps puisqu’ils ont trois minutes pour se rendre à leur véhicule (une minute le jour). L’alerte déclenche un processus d’éveil rapide, mais le sapeur-pompier fonctionne en mode automatique : chaque chose doit donc avoir sa place pour être retrouvée rapidement. Et ce n’est que dans le véhicule, sur le trajet de l’intervention, que le sapeur-pompier commence réellement à se réveiller. L’équipe est donc plus calme, chacun tente de se concentrer pour se préparer à l’intervention et peu de plaisanteries se font entendre sur la probable situation à venir, contrairement au jour.

L’ambiance au sein de l’équipe, la nuit, est donc différente du jour dans le sens où chacun est dans son monde, alors que dans la journée tous les sapeurs-pompiers professionnels sont dans le centre de secours, ils sont donc dans l’univers sapeur-pompier. Les sapeurs-pompiers volontaires, même s’ils sont le plus souvent sur leur lieu de travail, sont stimulés en permanence. En revanche, la nuit, lorsque son bip sonne, le sapeur-pompier est encore chez lui ou dans son sommeil, il n’est pas dans l’ambiance du centre de secours. Il est dans une autre temporalité, celle de sa famille ou de son entourage psychosocial. C’est ainsi à la fois la confrontation ou plutôt l’effraction du collectif dans l’individuel et de la communauté dans l’intimité. Le fait que certains considèrent l’équipe comme plus soudée la nuit vient peut-être de cette effraction : cette équipe joue encore plus le rôle de noyau, de cocon protecteur. « La représentation du groupe comme corps oscille entre une tentative pour être corps, garantie première contre le sentiment impensable d’inexistence, et un projet de reconstituer une unité constamment mise en péril par les dangers internes et externes qui menacent le début de l’existence corporelle ; faire corps, c’est donner une forme à l’existence du corps exposé au morcellement, pour l’unifier. » (1) Cela se remarque après l’intervention : difficulté à se séparer et besoin de se retrouver au foyer autour d’un verre. Le debriefing nocturne sert non seulement à verbaliser mais aussi à séparer de nouveau chaque individu de manière à ce que chacun troque les processus défensifs groupaux, adoptés par l’ensemble du groupe d’intervention, contre ses défenses individuelles. « Le sentiment de ressusciter par leurs pratiques un espace “libre” est alors lié au sentiment de sécurité et de solidarité que donnent les limites et le rétrécissement réel à la fois du temps et de l’espace.» (2)

En outre, les horaires de nuit constituent un facteur de déséquilibre psychique, somatique et social. Ils provoquent une perturbation hormonale et sociale en bouleversant les rythmes circadiens et des décalages existentiels, pour aboutir finalement au stress. M. JEANJEAN évoque les “nuiteux” dans son ouvrage Un ethnologue chez les policiers. Il parle du décalage entre ceux qui achèvent leur nuit de service et ceux qui vont travailler au même moment. « “Il faut bien six mois pour s’habituer à la nuit”, me dit un ancien. Un autre ajoute : “Mais c’est ben pire de changer d’horaire chaque semaine !” Les avis sont partagés. Pour la nuit, ils sont tous volontaires. Quels avantages tirent-ils de travailler la nuit ? Ils ont du temps libre dans la journée. Certains en profitent pour s’occuper de leurs enfants. D’autres font des petits boulots. Mais surtout : “La nuit, c’est spécial : la nuit et le jour, c’est… le jour et la nuit, c’est le cas de le dire !” » (3) Certains policiers semblent considérer le travail de nuit comme entrant davantage dans leur conception du métier, d’autres portent une estime particulière aux nuiteux, d’autres encore les qualifient de cow-boys. Cependant, ces horaires spéciaux contribuent à leur tour à éloigner le professionnel de ses proches. Certains sapeurs-pompiers ayant déjà de nombreuses années d’expérience et approchant de la cinquantaine commencent à ressentir des difficultés à supporter le travail de nuit : « la nuit, au bout de douze heures de travail, on n’est plus opérationnel » (Jacques, sapeur-pompier professionnel). Même si chaque garde de vingt-quatre heures est suivie d’un minimum de vingt-quatre heures de repos, la perturbation reste la même car un sommeil de garde, même sans intervention, n’est pas un sommeil reposant : tous les sens sont en éveil le plus souvent… L’organisme endormi laisse parfois s’installer certains problèmes physiques inexistants lors de l’activité diurne : mal de dos, problèmes cardiaques, etc. L’intervention de nuit peut aussi, à notre avis et après de nombreuses rencontres avec les hommes, présenter un certain danger psychique dans le sens où, quelle que soit sa portée réelle, elle vient faire effraction dans le psychisme de l’individu. Les défenses de ce dernier sont quasi nulles puisqu’il est au repos, l’on peut donc s’interroger sur la solidité de la protection psychique dont dispose l’individu lorsqu’il est déclenché de cette manière… Toujours est-il que pour certains, les interventions de nuit restent plus marquantes que les autres : « l’image est beaucoup plus marquée dans l’esprit et pour les victimes, c’est beaucoup plus impressionnant que le jour car […] il y a le giro qui fait des flashs […] Du coup, on garde des images, des flashs. » (Julien, sapeur-pompier volontaire).

 

La vie nocturne : spécificité des interventions de nuit

La nature des interventions de nuit ne diffère pas nécessairement de celle des interventions de jour, néanmoins, leur vécu n’est pas le même et il semblerait que les comportements ne soient pas non plus tout à fait identiques. Qui sont ces noctambules qui génèrent parfois des demandes d’intervention ? Il y a bien sûr les personnes en état d’ébriété, ceux qui se battent, ceux qui font des malaises à leur domicile, il y a aussi les plaisantins qui téléphonent aux pompiers pour les insulter, ceux qui lancent une bouteille à la mer en espérant que quelqu’un viendra, ceux qui sont trop ivres pour se rendre compte qu’ils parlent toute la nuit avec un sapeur-pompier en condamnant ainsi une ligne du 18. « Ce qui rend l’espace nocturne vivable aux yeux de ses “fans”, c’est l’impression de liberté qu’il leur donne ; or cette liberté est parallèle (mais sans doute ne le savent-ils pas) au strict établissement de normes, de codes et de réseaux très fermés.» (4) Il y a, certes, les noctambules, ces adeptes de la nuit, mais il y a aussi ceux que la nuit angoisse.

La nuit, le comportement des gens n’est pas toujours vécu de la même manière que le jour : « les témoins vont être beaucoup plus avides, […] la nuit, les gens vont plus parler de l’intervention après, que le jour » (Julien, sapeur-pompier volontaire). L’attitude des victimes et de leur entourage n’est pas forcément décrite comme étant la même : plusieurs états sont reliés à la nuit par les sapeurs-pompiers, la panique, l’angoisse, l’alcoolisation, l’agressivité, la honte et le comportement suicidaire. Panique due au fait de s’attendre au pire la nuit beaucoup plus que le jour, angoisse de voir des secouristes s’affairer autour de l’un des siens sans savoir ce qu’il en adviendra, alcoolisation associée aux sorties de bars et de boîtes de nuit, agressivité souvent liée à l’alcoolisation et génératrice de rixes ou de violences conjugales (« de onze heures à minuit, c’est l’heure où les gens se tapent dessus », Victor, sapeur-pompier volontaire), honte de faire venir chez soi des étrangers alors que l’on est en général en tenue de nuit ou en situation d’intimité, comportement suicidaire associé aux tentatives de suicide plus importantes le soir.

En outre, il ne faut pas oublier que l’état subjectif des secouristes influence leur perception des autres. Ainsi, la moindre once d’agressivité sera décuplée et son vécu sera plus intense. Nathalie, sapeur-pompier professionnel, explique que, la nuit, les sapeurs-pompiers sont davantage sujets à l’énervement et à l’impatience, surtout lorsqu’ils sont appelés sur un cas qui ne relève pas de leurs compétences. Cela peut être lié au fait que lors de son activité diurne, le secouriste se situe dans son lieu de travail et il est préparé à intervenir, contrairement à la nuit où l’être humain reste conditionné au sommeil malgré tout… C’est ici au cadre institutionnel que l’on peut faire référence : le jour, le pompier est dans son cadre professionnel, « le jour, on vient à la caserne pour décaler, la nuit on n’est pas préparé » (Julien, SPV). En revanche, la nuit, il est dans son cadre privé, il n’est donc pas conditionné à l’intervention, même s’il sait qu’il risque d’être appelé. Le vécu subjectif de l’intervention est ainsi très largement influencé par ce changement de cadre : le passage brusque d’un cadre (privé) à un autre (professionnel) ne laisse pas vraiment de temps d’adaptation, surtout lorsque le cadre privé est en fait le non cadre du sommeil… Cette absence de cadre immédiatement suivie du cadre rigide et automatisé de l’intervention rend plus difficile l’appréhension de cette dernière, d’où peut-être une possible irritabilité de certains secouristes parfois.

Les interventions de nuits sont aussi considérées comme plus graves par les sapeurs-pompiers rencontrés et leur spécificité dépend de la zone géographique considérée : sur Paris, par exemple, la majorité des interventions de nuit concernent des personnes SDF, des ivresses publiques et des rixes souvent dues à l’alcool. En province, sur les routes, les AVP sont souvent plus meurtriers la nuit (« ça cartonne plus sévère »). Ainsi, en fait, ce qui diffère surtout, c’est ce à quoi s’attendent les hommes : la nuit, « on s’attend à un AVP ou à un feu, on fait moins de social » (Julien, sapeur-pompier volontaire). Mais quelle est vraiment la place de l’imagination et de l’anticipation de l’intervention dans cette activité nocturne ?

 

La nuit, l’imaginaire et le danger

La nuit laisse souvent l’imagination envahir les esprits et celle-ci vient parfois accroître l’attente d’un éventuel danger, appréhension elle-même liée à une sensation de confinement souvent dépeinte par les professionnels de l’urgence.

« La nuit, on s’imagine tout un tas de choses (sorties de boîtes, AVP (5) ) » (Julien, sapeur-pompier volontaire). Alors que l’automatisme gestuel des professionnels de l’urgence ne laisse pas de place à la réflexion lorsqu’il se fait de jour, cet automatisme semble distendu la nuit et céder le passage à une sorte de rumination mentale plus développée. Que ce soit en se rendant sur les lieux d’une intervention ou sur place, il semblerait que l’imagination du sapeur-pompier soit davantage en marche la nuit : certains, ceux qui ont entre vingt et trente ans, attribuent cette appréhension de la nuit à la culture du fantastique et même de l’horreur qui a envahi le monde télévisuel depuis une dizaine d’années ; d’autres la lient également à certains moments de solitude qu’ils ont pu rencontrer sur certaines interventions nocturnes. « La nuit, on est plus méfiant, il y a des bruits bizarres, parfois on fait de la parano : l’imaginaire fonctionne à plein régime la nuit et on est seul le plus souvent… » nous confie Stéphane, sapeur-pompier professionnel, en parlant surtout des grands feux de forêts lors desquels les sapeurs-pompiers sont amenés à rester plusieurs jours sur place.

Cette imagination débordante et craintive chez quelques-uns leur fait dire également qu’ils sont davantage sensibles au danger lors des interventions de nuit. En effet, c’est souvent la nuit qu’ils sont confrontés à la violence, cette violence pouvant également se retourner contre eux, et pas uniquement dans les fameuses cités où ils sont victimes du caillassage. « Quand on intervient sur une bagarre, on ne voit rien, il peut arriver n’importer quoi… » (Vincent, sapeur-pompier volontaire). Cette vision accentuée du danger la nuit par rapport au jour vient de deux facteurs : d’abord, du fait que le secouriste, éveillé en plein sommeil, n’aie pas les mêmes facultés attentionnelles que de jour en pleine activité professionnelle ; ensuite, d’une sensation de confinement très développée la nuit chez les sapeurs-pompiers.

« La nuit, c’est un confinement. On ne voit pas où on met les pieds… » (Vincent, sapeur-pompier volontaire). Le confinement est donc lié chez eux au manque de visibilité. Le danger vient aussi de là : l’on ne voit pas d’où il arrive, s’il arrive… Ce manque de visibilité, outre le fait qu’il active encore une fois l’imagination de certains, masque une partie de la scène d’intervention. Seule la scène principale, à savoir, souvent, la victime, est éclairée, l’environnement reste dans la pénombre parfois, ce qui fait dire à Vincent « Malgré les projecteurs, on ne voit rien. », le rien étant la source potentielle de danger qui ne se situe pas en la personne de la victime, mais bien dans son environnement, voire son entourage. En outre, l’appréhension liée à l’inconnu de l’intervention semble accentuée par la nuit, du fait du potentiel refuge que peuvent constituer les ténèbres pour une embuscade. En effet, rien ne permet aux hommes d’être sûr de la situation sur laquelle ils vont intervenir, les descriptions téléphoniques étant souvent très vagues, laissant ainsi la part belle aux aléas : « Sur un état d’ivresse, on ne sait pas sur quoi on va tomber… » (Vincent, SPV).

 

Conclusion

Pour clore provisoirement cette ébauche de réflexion, résumé d’un travail plus vaste autour du stress professionnel et du groupe pompier, il est certain que les interventions de nuit sont particulières, mais cela ne se limite pas vraiment aux interventions de secours : la nuit en elle-même apporte un changement au monde des vivants comme nous l’avons vu dans la brève analyse des noctambules. Néanmoins, il est vrai que cela se ressent sur les interventions : le contexte d’intervention est moins cadré la nuit (car le jour fait souvent place aux accidents du travail), les individus ont un comportement différent (les uns parce qu’ils sont sortis de leur monde intime et de leur sommeil, les autres parce qu’ils ont absorbé des substances toxiques), l’environnement est particulier à cause de la nuit et des angoisses qu’elle révèle, l’inconnu et l’anxiété que génère l’intervention sont amplifiés par les ténèbres… L’intervention de nuit reste donc, malgré sa similitude apparente avec l’intervention de jour, un temps à part pour le secouriste.

 

(1) R.KAES, L'appareil psychique groupal, Dunod, Paris, 2000, p.58

(2) A.CAUQUELIN, La ville la nuit, Presses Universitaires de France, Paris, 1977, p.12

(3) M.JEANJEAN, Un ethnologue chez les policiers, Editions A.M. Métailié, Paris, 1990, pp.95-96

(4) A.CAUQUELIN, op.cit., p.12

(5) Accident Voie Publique

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