L’avortement : un tabou qui a besoin de mots
L’interruption volontaire de grossesse est un droit que les femmes ont difficilement obtenu dans certains pays et pour lequel elles devront sans doute batailler à jamais. Il leur est encore refusé dans de nombreux pays. ( http://www.france24.com/fr/20161003-infographie-depenalisation-avortement-ivg-monde-droits-femmes )
Pour autant, cet acte reste une décision douloureuse et parfois traumatogène, en particulier lorsqu’il est mal (ou pas) accompagné. Quelles que soient les circonstances de l’avortement, il demeure un moment extrêmement difficile à vivre pour celle qui le subit et avec lequel elle devra composer pour les années à venir. C’est pour cette raison qu’il est essentiel d’accompagner et soutenir les femmes qui décident d’y avoir recours.
La décision
L’interruption de grossesse n’est ni un choix facile, ni une partie de plaisir. Certaines femmes doivent affronter cette prise de décision et cet acte médical seules et sans soutien. Soit parce que leur conjoint s’y oppose, soit parce qu’il est parti, soit parce qu’il n’y a pas de conjoint et que leur famille n’est pas au courant de leur situation ou leur tourne le dos. En réalité, toute femme est seule face à ce choix. Car il s’agit de son corps à elle et de l’être qui y grandira ou non. Et son choix, elle devra ensuite l’assumer seule et, encore aujourd’hui, dans la honte voire les reproches et la culpabilisation de son entourage. « Tu as voulu avorter, alors maintenant ne te plains pas. » L’on pense souvent en premier à l’enfant qui aurait pu naître, sans songer un seul instant à celle qui a dû prendre la décision de mettre fin à sa grossesse.
Plusieurs cas de figure existent parmi ces femmes. Il y a celles dont le moyen de contraception a échoué. Celles qui changent d’avis en cours de grossesse, ne se sentant finalement pas prête à avoir cet enfant (pour diverses raisons, allant de leur vie de couple à leur parcours scolaire ou professionnel, en passant par leur histoire familiale). Celles qui sont tombées enceintes d’un conjoint violent et ne souhaitent pas garder l’enfant. Celles aussi qui se sont fait violer et attendent un enfant de leur violeur. Celles qui n’ont pas de travail fixe et aucun moyen d’élever l’enfant. Les raisons sont légions et chacune d’entre elle vaut et prévaut.
La prise de décision est parfois lente et difficile, parce qu’a priori et dans l’absolu, certaines femmes pourraient avoir cet enfant. Certes, elles le pourraient, mais dans quelles conditions et avec quelles conséquences pour elles et cet enfant ? Rappelons-nous qu’un enfant non désiré a toutes les chances d’être un enfant malheureux, même si cela n’est pas systématique. Soit la mère va inconsciemment faire payer à cet enfant les difficultés qu’il a engendrées en naissant, soit elle va simplement le rejeter et ne lui apporter ni amour ni tendresse maternelle, le traitant davantage comme un objet encombrant que comme un enfant. Certaines vont jusqu’à maltraiter cet enfant non souhaité. D’autres vont le haïr, surtout s’il leur rappelle un conjoint détesté, un homme violent ou un violeur.
Certaines femmes choisissent donc de renoncer à cet enfant, non par égoïsme, mais bien pour le protéger. Pour ne pas le rendre malheureux malgré elles. D’autres n’ont pas forcément pu faire ce choix. Ce renoncement n’est pas chose aisée, mais il est parfois nécessaire. La clairvoyance de ces femmes, lors de cette prise de décision, devrait être saluée, car elle n’est pas une évidence.
Le deuil
Avoir recours à l’IVG, c’est faire le choix de perdre quelque chose, voire quelqu’un pour celles qui personnifient déjà le petit être. C’est souvent ressenti par les femmes comme la perte d’une partie d’elles-mêmes.
Si certaines femmes parviennent à rationnaliser en se disant que ce n’était pas encore une personne à proprement parler, que le corps même n’était pas formé, etc., d’autres investissent très vite l’embryon et le considèrent immédiatement comme un enfant. Elles ressentent alors un lien avec lui et ont, de ce fait, beaucoup de mal à le regarder d’un œil purement biologique ou médical, puisqu’elles sont d’ores et déjà dans le registre affectif. Malgré tout, elles doivent prendre leur décision, en faisant fi de leur ressenti maternel. Car, oui, certaines femmes sont obligées de faire ce choix malgré ce lien qu’elles éprouvent déjà avec l’embryon. Et pour ces femmes, ce choix est un véritable déchirement mais elles le font quand même, pour les raisons que nous avons évoquées plus haut.
Le travail de deuil va alors devoir se mettre en place, afin de pouvoir avancer et continuer à vivre pleinement. Ce deuil est différemment vécu, selon le lien mère-embryon, selon l’histoire de chacune (une femme abandonnée à la naissance ou ayant eu une mère abandonnique risque d’éprouver davantage de culpabilité et de difficulté à faire le deuil de cet enfant non advenu), selon l’entourage et le soutien dont elle bénéficie, selon les idéologies dans lesquelles elle a grandi, etc. Mais dans tous les cas, ce travail doit se faire. S’il n’a pas lieu, une partie du psychisme de la femme restera bloquée à cette période de sa vie et elle aura de grandes difficultés à construire autre chose. Comment, par exemple, avoir un autre enfant ou être un jour de nouveau épanouie, si l’on n’a pas fait le deuil d’un enfant non né ? Si l’on ne cesse de se condamner pour cette décision ou si l’on s’enferme dans les raisons pour lesquelles « finalement j’aurais dû le garder » (dans le déni de celles qui ont amené à l’avortement) ?
La mise en place de ce deuil peut et doit être accompagnée d’un professionnel qui va permettre à la femme d’exprimer absolument tous ses ressentis, sans crainte du jugement ou de la réaction de son interlocuteur. Cela va permettre à cette femme qui a eu recours à cet IVG de poser des mots sur son vécu de l’acte en lui-même, car il n’est pas souvent bien vécu, que ce soit lorsqu’il est fait à domicile ou quand il est fait en institution (douleurs, désagréments divers, sentiment de solitude et d’abandon, etc.). Cela va aussi lui permettre, lorsqu’elle a commencé son accompagnement après l’avortement, de faire le point sur les raisons qui l’ont amenée à cette décision, afin de bien les inscrire dans le réel : elle pourra ainsi moins facilement les mettre de côté lorsqu’il lui arrivera de repenser à cette période de sa vie. Enfin, cela l’autorisera à tout exprimer par rapport à cet enfant non advenu et à commencer son deuil.
Ici, c’est la dimension symbolique et psychique qui intervient. L’enfant non advenu était malgré tout dans son ventre et symboliquement, pour elle, il existait. A présent, il n’est plus et cette mère non advenue va devoir en faire le deuil et, pour celles qui n’ont pas d’enfant, faire le deuil – au moins momentanément - de l’être mère.
L’absence d’accompagnement et ses conséquences
Lorsque la prise en charge psychologique a lieu au moment de la prise de décision, et qu’elle perdure ensuite après l’avortement, la patiente peut poser des mots et des émotions sur ce moment crucial de son existence. Elle peut verbaliser ses doutes, ses angoisses, ses questionnements, dans un sens comme dans l’autre, car certaines hésitent à avorter, bien entendu. La prise de décision n’est pas la même pour toutes et chacune a ses raisons, ses motivations et ses possibilités. Mais pour toutes, le choix final doit rester celui de la femme et ce choix, quel qu’il soit, est justifié.
J’ai pu voir la différence de réaction post avortement chez des femmes que j’ai pu suivre pendant, juste après ou des années après leur interruption de grossesse. Je sais, grâce à ces femmes, combien il est essentiel que l’accompagnement soit précoce. Dans le cas d’une absence d’accompagnement pendant la période précédant et suivant l’avortement, ces femmes ont cristallisé en elles une culpabilité et un regret, leur faisant oublier les raisons, bien réelles et existantes, de leur décision. Ce refoulement les a véritablement conduites à renier leurs difficultés de l’époque et les arguments qui les avaient poussées à interrompre leur grossesse. D’où une exacerbation des sentiments de honte et de culpabilité. Honte d’avoir fait ce choix, de ne pas avoir « été capable » de garder l’enfant et l’élever, dans un rejet total de leurs conditions de vie au moment de leur décision (jeunesse, conjoint instable, détresse financière, etc). Culpabilité d’avoir empêché cet enfant de vivre, sentiment largement entretenu par certains mouvements politiques assénant reproche sur reproche aux femmes qui ont recours à l’IVG. Je me souviens de certaines patientes qui me disaient (elles étaient venues me voir des mois ou des années après leur avortement) : « il aurait tel âge s’il était né » ou « quand je croise des bébés qui ont l’âge qu’il devrait avoir, ça me fait mal ». Le travail de deuil n’a pas été commencé au moment où il aurait dû. D’où cette cristallisation autour de l’âge que devrait avoir cet enfant non advenu. Et cela peut aller plus loin en cas de décompensation psychotique avec des délires autour de lui. A l’inverse, les femmes qui ont pu bénéficier d’un accompagnement pendant ou juste après leur avortement, ont pu dépasser ces émotions négatives en les verbalisant et en remettant en perspective l’ensemble des conditions de leur décision. Elles ont pu se construire au-delà de ces sentiments de honte et de culpabilité, au-delà aussi de l’image négative que ces sentiments ont tenté d’induire d’elles.
Il ne faut pas oublier que, chez certaines futures mères, le lien à l’enfant se ressent d’emblée. Leur hypersensibilité n’y est pas pour rien, ainsi qu’une perception de l’autre plus accrue que chez certaines femmes. Ce lien ressenti rend les choses encore plus compliquées et douloureuses pour elles, il nécessite lui aussi d’être verbalisé, et non refoulé ou dénié. Il existe. Il doit malheureusement être rompu, mais il existe. En faire un tabou ne fait qu’aggraver le mal-être de la femme.
Un avortement mal pris en charge, c’est aussi une difficulté pour devenir mère par la suite, pour celles qui ne l’étaient pas encore au moment de l’IVG. Difficulté physiologique, mais aussi psychologique : la fameuse culpabilité revient en flèche et provoque chez la future maman un blocage réel. Elle ne s’autorise plus la maternité, puisqu’elle en a rejeté le premier fruit. Encore une fois, parce que lors de leur avortement, ces futures mères n’ont pas eu l’occasion de mettre en mots leurs ressentis. Certaines portent en elles l’idée d’avoir tué leur premier enfant. Idée entretenue, là encore, par des discours anti avortement d’une violence notoire. Ces femmes qui n’ont pas pu travailler cette pensée terrible vont vivre avec, chaque jour, sans oser en parler à quiconque. Et davantage encore pour celles qui évoluent dans des milieux conservateurs ou intégristes.
Je n’oublie pas les hommes (ou les femmes, dans certaines situations) qui sont là pendant cette prise de décision et qui tentent d’accompagner leur compagne pendant et après l’avortement. Leur souffrance est bien réelle, même si elle diffère de celle de la femme. Ils se sentent parfois exclus de cette décision, certains s’en sentent au contraire responsables et s’enferment à leur tour dans la culpabilité. Ils souffrent eux aussi de la perte de cet enfant à venir, même si ce deuil sera vécu plus intensément par la mère non advenue… Celle qui a cru ou réellement senti dans sa chair ce futur petit être n’aura forcément pas le même ressenti que celui qui ne peut pas vivre ce début puis cette fin de grossesse de l’intérieur. Elle aura ce lien mère-enfant précocément coupé, cette sensation physique parfois terriblement douloureuse lors de l’avortement. Il ressentira lui aussi cette culpabilité, ce chagrin et devra également faire son deuil. Certains hommes ne sont pas mis au courant de la grossesse puis de l’avortement de leurs compagnes qui décident de faire ce chemin seules, pour des raisons qui leur appartiennent. Certains autres refusent cet avortement et empêchent leur compagne d’y avoir recours. D’autres ne parviennent pas à empêcher l’IVG et en tiennent rigueur à leur conjointe. Encore une fois, lorsque les mots ne sont pas posés, lorsqu’aucun échange n’a lieu, le tabou et le non-dit s’installent.
Une bonne prise en charge de la femme, du couple lorsqu’il en a un, n’est pas un luxe mais bien une nécessité pour permettre une meilleure gestion de cette IVG. Cela se confirme et se constate d’année en année, de témoignage en témoignage. Car si certains parviennent à rationnaliser ce choix et cet acte médical, d’autres en revanche n’y parviennent pas seuls. Et ce n’est pas une faiblesse que d’en tenir compte et de faire appel un à une aide extérieure. Bien au contraire, c’est ce qui aidera la femme – et son compagnon ou sa compagne – qui a dû interrompre sa grossesse à avancer, faire son deuil et reprendre le cours de sa vie.