Autorisation et légitimité

Je reçois fréquemment à mon cabinet des patients qui ne s’autorisent rien, ou pas grand-chose. Que ce soit pour placer certaines limites vis-à-vis d’autrui, ou pour nourrir leur estime de soi et leur épanouissement personnel. Ces patients, non seulement laissent leur entourage – ou certains membres de leur entourage – dépasser les bornes et les envahir, d’une manière ou d’une autre, mais en plus, ils ne s’accordent ni faiblesse, ni plaisir. Tout échec ou erreur de leur part est sévèrement réprimandé voire sanctionné… par eux-mêmes. Ils ne s’offrent que peu ou pas de plaisir, quel qu’il soit (sport, alimentation, bonne compagnie, travail aimé, activité de loisir appréciée, …). Nous assistons au quotidien à une privation, ou une punition permanente ou chronique, plus simplement, à un refus absolu et inconscient d’accéder au bonheur.

D’où vient ce blocage ? Que signifie-t-il ? Comment parvenir à le dépasser ?

L’on peut supposer, dans un premier temps, que cet empêchement provient d’un conditionnement familial, dans lequel la notion de plaisir est absente ou interdite. La force de ce conditionnement est telle, que le patient, même adulte, est pris dans un violent conflit intrapsychique entre ce qu’il veut ardemment et ce à quoi il a été conditionné. En effet, si toute sa vie d’enfant et d’adolescent, on lui a répété et fait intérioriser, parfois d’ailleurs à coups de poing, que tout plaisir était proscrit, dangereux et/ou tabou, arrivé à l’âge adulte il s’est approprié depuis longtemps cette idée et a d’immenses difficultés à s’en débarrasser.

Ce conditionnement prend place de manière plus générale dans l’inconscient collectif qui se transmet de génération en génération. C’est cet inconscient groupal qui permet la transmission transgénérationnelle (de conflits non résolus, secrets de famille, deuils non faits, non-dits familiaux, etc.). Ainsi, le fonctionnement familial va être, tout ou parti, transmis, de génération en génération. C’est ainsi que certains patients s’empêchent tout bonnement de vivre ce qu’ils ont envie de vivre : pour respecter, inconsciemment, le fonctionnement familial.

D’autres parviennent, peu ou prou, à lutter contre cette transmission, mais au prix de symptômes plus ou moins envahissants. Car plus la lutte intrapsychique est violente, plus les symptômes qu’elle engendre le sont aussi. Par ailleurs, lutter aveuglément, sans comprendre, ne fait que fragiliser l’individu, sans résoudre la problématique profonde. La lutte brute, sans analyse ni réflexion, est parfois un réflexe qui n’apporte pas nécessairement le résultat escompté.

Tenter de rompre avec les schémas familiaux et leur transmission peut faire naître un très fort sentiment de culpabilité et d’illégitimité. Cette rupture implique en effet une dette inconsciente vis-à-vis de la famille. « Chaque famille détermine les contributions de l’individu au compte de la famille. Ce code personnel détermine l’échelle des mérites, les avantages, les obligations et les responsabilités qui sont des réactions apprises, qui sont inscrites dans l’histoire de la famille. » (DE GAULEGAC, in ANCELIN). Or, fuir ces obligations engendre un irrépressible sentiment de culpabilité qui va nourrir cette dette invisible et empêcher toute appropriation de sa vie d’adulte, ou du moins limiter son investissement. C’est la loyauté familiale, qui va également rendre difficile voire impossible l’accès au bonheur à un adulte dont les parents n’ont jamais été heureux. Accéder au bonheur serait vécu comme une trahison. 

Le sentiment d’illégitimité né de cette tentative de rupture est lui aussi lié à la loyauté familiale inconsciente. En effet, le système familial est régi par des règles et une régulation réciproque des fonctions psychiques de chaque membre du groupe famille. Si un membre quitte le système, c’est tout l’équilibre familial qui risque de se rompre. L’individu va devoir recréer un nouvel équilibre, un nouveau système ou un nouveau lien au système, un nouveau rôle. Or, dénué de tout ce qui l’avait étayé et structuré auparavant, il devra composer avec ce déséquilibre premier. Selon Boszormenyi-Nagi, « on ne peut éviter la tyrannie de ses obligations en évitant le créditeur ». Mais faire face au créditeur – le groupe famille, les parents – afin de redéfinir dettes et rôles, implique une légitimité que l’adulte a du mal à se donner lui-même. N’oublions pas que, dans ces moments-là, c’est souvent l’enfant intérieur qui tient la barre, remis en scène par le déséquilibre et l’absence d’étayage parental ou familial, bloquant ainsi l’adulte dans son travail psychique. Difficile, donc, mais pas impossible, de se dégager des fonctionnements familiaux afin de se créer ses propres modes de fonctionnement, notamment sur la question qui nous intéresse ici : l’autorisation.

Ainsi, pour accéder à l’autorisation, il faut d’abord accéder à soi-même. Un Soi solide et légitime, qui prendra le pouvoir et permettra à l’individu de s’autoriser à… Un Soi adulte qui laissera l’enfant intérieur reprendre sa place, sans plus être omnipotent. Il s’agira alors d’identifier non seulement les schémas, mais plus largement tout ce qui bloque l’accès aux autorisations. Les barrières que l’individu se met lui-même. Tout ce qui fait que, d’une part, il s’empêche d’être lui-même, et d’autre part, il ne s’autorise rien. Les deux sont souvent liés. En effet, pour coller aux schémas et rôles familiaux, l’individu va mettre à l’écart, rejeter, certains de ses traits de personnalité, goûts, souhaits, envies, … Mettant de côté une partie de lui-même, il va jouer un rôle pour être ce que l’on attend de lui. C’est ainsi qu’il va apprendre à ne rien s’autoriser, du moins qui ne corresponde aux rôles et schémas attendus.

A l’inverse, lorsqu’il identifie peu à peu tout ce qu’il a renié de lui-même et tout ce à quoi il souhaite profondément accéder, il découvre son Soi réel. Il est parfois difficile de se sentir légitime dans cette quête de soi, car il s’agit de se réapproprier ce qui a longtemps appartenu aux parents (le pouvoir de décider, organiser, autoriser ou pas, etc.) et d’accepter cette distanciation avec leurs choix, leur vision du monde. Dans un second temps, l'individu aborde la question de l’autorisation, en faisant face aux interdits, imposés consciemment ou non et apposés tels des sceaux sur certains pôles de sa vie. L’interdit du plaisir, du loisir, du rire, de la vie sociale, de fréquenter certaines personnes, de se comporter de telle ou telle manière, etc. Il va devoir se réapproprier ces interdits pour les désamorcer, en cas de désaccord avec le Soi retrouvé et pour enfin s’autoriser à être heureux, à vivre sa vie d’adulte, laisser ses parents vivre la leur, se protéger, mettre des limites, penser à soi, se construire pour soi-même et être ce que l’on a envie d’être, indépendamment de l’avis des proches.